Il est bien pratique d’être un pionnier si l’on veut laisser sa marque dans l’histoire. Les chances qu’un cours d’eau, une rue, une place publique, voire une ville, porte le nom de celui qui, le premier, y vécut ou y accomplit quelques réalisations notables sont assez grandes. Ainsi en est-il de Thomas Talbot, dont le nom se rencontre ça et là dans le Sud-Ouest ontarien.
Richissime propriétaire terrien commissionné par le gouvernement pour établir des colons le long du lac Érié au début du XIXe siècle, Talbot est représentatif de cette oligarchie britannique venue chercher fortune dans le Nouveau Monde. L’influence qu’il eut à son époque a encore des échos aujourd’hui. Ainsi, la municipalité de St. Thomas, où se trouve une rue Talbot, de même que la route Colonel Talbot et une autre rue Talbot, cette fois à London, portent son nom. L’autoroute 3, qui traverse les comtés d’Elgin, d’Essex et la ville de Chatham-Kent, est aussi désignée par le nom de Talbot et d’autres détails de la toponymie locale révèle cette envahissante omniprésence : Talbotville, Port Talbot, le ruisseau Talbot, etc.
Né en 1771 à Malahide, en Irlande, Thomas Talbot est issu d’une famille de la noblesse anglo-irlandaise de souche très ancienne. L’attachement à son statut et aux codes sociaux qui le caractérisent ont dominé ses attitudes et nombre de ses décisions tout au long de sa vie. C’est dès l’âge de 11 ans qu’il fait ses premiers pas dans l’armée avec toutes les mondanités qui entouraient alors la vie d’une aristocratie encore imbue de son prestige militaire.
En 1790, Talbot traverse l’Atlantique et se retrouve à Québec avec son régiment. Ses contacts privilégiés ne tardent pas à le propulser à un poste prometteur : le premier lieutenant-gouverneur du Haut-Canada, John Graves Simcoe, fait de lui son secrétaire particulier en 1792. Accompagnant son supérieur dans ses déplacements, Talbot eut ainsi l’occasion de se familiariser avec la région qui allait le tenir occupé pour le reste de sa vie.
En effet, Simcoe songe à cette époque à fonder une ville au point limite de navigabilité de la rivière Thames et d’en faire la capitale du Haut-Canada. Cette bourgade, qui sera nommée London, ne deviendra jamais une capitale, mais les expéditions qui entourèrent l’exploration de sa région et les négociations avec les Autochtones qui y résidaient permirent à Talbot de se démarquer et d’acquérir des connaissances qui allaient lui servir plus tard.
En 1794, le jeune secrétaire du lieutenant-gouverneur quitte ses fonctions pour poursuivre sa carrière militaire qui allait le retenir en Europe jusqu’en 1801. C’est alors qu’il décide soudain de revenir dans le Haut-Canada et de s’y établir comme agriculteur. Les raisons de ce retournement n’ont jamais été clairement éclaircies. La fortune qu’il allait faire en Amérique du Nord l’explique peut-être. Thomas Talbot ne s’est jamais marié et menait une vie solitaire, de sorte que peu de témoignages intimes existent quant à ses motivations, ses idées et ses ambitions.
S’il n’a jamais fondé de famille, Talbot allait plutôt devenir un fondateur de communautés. Maintenant âgé de 30 ans, disposant d’un réseau de contacts de part et d’autre de l’océan, il se fit concéder, en tant qu’officier et membre de l’aristocratie, 5000 acres de terre, dans ce qui est aujourd’hui le comté de Middlesex, en vertu d’un système accordant de vastes concessions à des personnages importants capables d’y attirer des colons. L’objectif avoué du colonel Talbot était d’y attirer des Britanniques plutôt que des Américains, jugés peu loyaux aux intérêts de l’Empire. Pour chaque lot de 50 acres que Talbot donnait à une famille de colons, le gouvernement lui octroyait 200 acres pour son profit personnel. Usant de divers moyens, il finit ainsi par accumuler, dès 1821, un domaine de 65 000 acres.
En 1804, Talbot se fit nommer commissaire de la voirie dans le district de London, entreprenant une carrière qui contribuerait grandement à sa postérité. Le tracé de certaines de ses rues existe toujours aujourd’hui. Le développement du réseau routier, sous son autorité, facilita grandement l’établissement de dizaines de milliers de pionniers. Qui plus est, l’efficacité de son administration entraîna une prospérité rarement vu ailleurs dans le Haut-Canada. Le projet le plus considérable initié par Thomas Talbot fut l’aménagement d’une longue route le long du lac Érié qui fut l’ancêtre de l’autoroute 3.
Mais Talbot n’était pas un ange travaillant simplement pour le bienfait de l’humanité. Son avarice, ses attitudes de potentat et la formation d’une clique de courtisans réactionnaires autour de sa personne lui attirèrent des inimitiés qui eurent des conséquences politiques. Au cours des années 1820, son influence commença à diminuer avec la popularité grandissante des idées réformatrices et démocratiques qui devaient mener à la Rébellion de 1837.
Pendant un demi-siècle, le colonel Talbot travailla tant à l’accroissement de sa richesse qu’au développement du Haut-Canada, une pratique d’ailleurs fort répandue à l’époque dans les milieux d’influence. Il est mort à London en 1853, léguant sa fortune à ses domestiques.
PHOTO : Thomas Talbot