Avant que Sarnia n’émerge, dans les années 1830, comme un véritable village susceptible de durer, il y eut une poignée de familles françaises qui, pendant plus de 20 ans, y ont vécu dans un isolement à peu près complet. Deux faits sont assez bien connus du grand public : les trois premiers pionniers s’appelaient Ignace Cazelet, Jean-Baptiste Paré et Joseph LaForge et leur hameau était surnommé « Les Rapides ». Cependant, mis à part ces quelques noms, d’ailleurs immortalisés par une plaque située près de la rivière St. Clair à deux pas de l’extrémité de la rue George, que sait-on réellement de ces quelques hommes et des années qu’ils ont passées avec leur famille dans cette contrée sauvage du Haut-Canada?

D’abord, le contexte. En 1796, Détroit change de main une seconde fois : les Britanniques abandonnent cette ville encore largement française aux Américains. Certains de ses résidents préfèrent toutefois demeurer sous juridiction britannique et traversent la frontière. Les lointaines origines de Sarnia sont liées de près à ce mouvement de population. Le vécu de ceux qui s’établirent là où naît la rivière St. Clair est connu grâce à une enquête menée auprès d’eux en 1826 par Mahlon Burwell, chargé par le gouvernement du Haut-Canada de déterminer les droits territoriaux des Autochtones de la région. Ceux-ci louaient en effet leurs terres aux colons français pour que ces derniers puissent s’y établir.

Burwell rapporte qu’un dénommé Ignace Cazelet (son nom sera anglicisé en Cosley ou Causley), originaire de Montréal, avait vécu en ce lieu de 1807 à 1812 pour ensuite revenir définitivement en 1815. Jean-Baptiste Paré partit quant à lui d’une bourgade au nord de Détroit en 1808 pour s’établir à son tour aux Rapides. L’année suivante, son gendre, Joseph LaForge, quitta la même localité avec sa famille pour se fixer à proximité de son beau-père.

En 1812, tous retournèrent aux États-Unis pour éviter d’être pris à partie par des tribus autochtones alliées aux Américains lorsque ces derniers déclarèrent la guerre à la Grande-Bretagne. Quelques années plus tard, une fois passées les turbulences militaires et politiques, les Cazelet, Paré et LaForge retournèrent aux Rapides. En 1822, ils furent rejoints par un autre « compatriote » du Michigan : Pierre Brandimore (probablement une déformation de Brindamour). En 1824, un autre francophone traverse la rivière St. Clair pour se joindre à la communauté : Antoine Fréchette.

Après une vingtaine d’années à défricher la terre et ériger ça et là les bâtiments nécessaires à leurs activités, ces pionniers s’étaient constitués en une communauté stable. Il n’en fallait pas davantage pour justifier le passage régulier de prêtres pour y donner les sacrements aux francophones des Rapides et à ceux disséminés le long de la rivière St. Clair. Dès 1828, un prêtre de Sandwich (maintenant un quartier de Windsor), le père Fluette, célébrait trois mariages dans une résidence qui aujourd’hui serait située dans le village de Mooretown. Parmi les mariés figuraient quelques enfants des premiers pionniers.

Comme pour la vaste majorité de leurs contemporains, l’agriculture était une de leurs occupations principales. La fabrication de bardeaux et de piquets de clôture, vendus ensuite à Détroit, constituait une autre source de revenu. Leur existence était passablement rustique comme en témoignent les comptes rendus de l’époque. Au début des années 1830, une vague d’immigrants écossais vint s’établir dans la région et parmi eux se trouvait la famille Jones dont une des filles, Julia, tenait un journal qui donne un aperçu des conditions de vie locale. En route pour leur concession, les Jones durent séjourner dans la maison de la famille LaForge. Les sept membres de la famille Jones s’entassèrent une nuit dans la cabane habitée par le couple LaForge, leurs sept enfants et un garçon autochtone. Julia Jones écrit : « Ils nous servirent un thé très correct et, aux environs de 20 h, Mère commença à penser à aller se coucher. M. LaForge nous dit […] qu’il pourrait faire trois lits sur le plancher. Il y avait un lit dans la pièce où dormaient LaForge et son épouse tandis que ses enfants dormaient sur le plancher. Mère fut horrifiée lorsqu’elle entendit cela et dit à tante Susan : « Je dois juste me calmer et m’étendre et j’espère que les chats ne se coucheront pas sur mon visage ». Tous nous dormirent très bien mais nous fûmes dérangés à deux reprises par une fête d’Indiens ivres. […] Nous eûmes un très bon déjeuner d’œufs et de crêpes. » Au moins, on mangeait bien…

Au cours des années 1830, la composition ethnolinguistique des Rapides changea rapidement et l’élément anglophone ne tarda pas à dominer. Le 4 janvier 1836, lors de la première séance du conseil municipal, un vote fut tenu pour donner un nom officiel au village. Port Sarnia fut choisi par 26 personnes tandis que les 16 votes restant se divisèrent entre Glasgow et… Buenos Aires. Sans doute y avait-il quelques farceurs dans la salle… 

Quoi qu’il en soit, la colonisation se poursuivit et Port Sarnia (qui simplifia son nom en 1855) comptait déjà 420 habitants en 1846. Au gré des départs, des mariages entre locaux et nouveaux venus et de l’immigration massive en provenance des îles britanniques, l’élément français disparut graduellement du pays-age de Sarnia et c’est près d’un siècle plus tard, lors de la Seconde Guerre mondiale, qu’une communauté francophone naquit à nouveau à la faveur du développement de l’industrie pétrochimique. Il semblerait que, des premiers pionniers français de Sarnia, seule la famille Cazelet compte encore des descendants dans la région, qui d’ailleurs se sont anglicisés depuis longtemps en « Causley ».

Voilà donc un autre coin de l’Ontario où, enfoui dans les archives, sommeille le souvenir d’une époque où les Canadiens français étaient des précurseurs. C’est d’ailleurs le cas un peu partout autour des Grands Lacs. À titre d’exemple, en face de Sarnia, à Port Huron, un coup d’œil à l’histoire locale de 1790 à 1840 révèle des noms qui sonnent familiers : Deschamps, Bouvier, Brindamour, Racine, Petit, Desnoyer, etc. Là comme ailleurs, le fantôme de la Nouvelle-France a hanté cette contrée pendant longtemps.

Photo:  La plaque historique rappelant l’arrivée de Cazelet, Paré et LaForge