Il y a la grande et la petite histoire. À côté des Champlain, des Simcoe, des Pearson et des Robarts, il y a tous ces gens qui ne verront jamais leur nom dans une encyclopédie mais qui n’en ont pas moins fait leur marque dans leur patelin.
Il suffit parfois de peu pour devenir une célébrité locale et les animaux ne sont pas exclus de cette gloire. Ceux qui ont déjà arpenté le Storybook Gardens, à London, ont peut-être remarqué cette statue d’otarie dans un bassin près de l’entrée. Ce personnage, bien réel, s’appelait Slippery et ses cabrioles ont fait la joie des petits et des grands au cours de la décennie qui a suivi l’ouverture de ce parc thématique au printemps 1958.
Slippery était plus précisément un lion de mer, une nuance qui ne change rien à la cavale qui l’a rendu célèbre quelques jours après que le Storybook Gardens eut ouvert ses portes. En effet, le parc abritait alors un bassin (remplacé aujourd’hui par le Village miniature) où le public pouvait venir voir des lions de mer. Un bon matin – ou plutôt une bonne nuit – Slippery parvint à s’extirper du bassin, peut-être à la faveur d’une distraction d’un employé qui aurait laissé l’eau monter jusqu’au niveau du sol. Ne restait plus alors à l’animal qu’à clopiner aussi loin qu’il le put, c’est-à-dire jusqu’à la rivière Thames où débuta réellement son aventure.
C’était le 16 juin. Lorsque la disparition de Slippery fut remarquée, il ne fallut guère de temps pour comprendre que le lion de mer s’était mué en lion de rivière, d’autant plus que l’animal était aperçu de divers passants le long de la Thames. Peu se doutait cependant que son escapade allait durer 10 jours et le conduire aussi loin qu’en Ohio.
En effet, Slippery avait entrepris de descendre le cours de la Thames avec à ses trousses une panoplie de gens décidés à le ramener au bercail. Puisqu’il leur « glissait » constamment entre les doigts, les communautés sur son passage en sont venues à lui donner le nom sous lequel il est connu depuis. À l’origine, Slippery s’appelait plus prosaïquement Cyril.
L’aspect cocasse de cette anecdote a vite fait d’attirer l’attention des médias, trop heureux d’informer le public des dernières péripéties de Slippery. Bientôt, ce fut au tour des médias américains à s’emparer de l’affaire puisque le lion de mer finit par se faufiler dans le lac St. Clair et ensuite dans la rivière Détroit.
Poursuivant son chemin dans les eaux territoriales américaines, la bête se trouvait à l’embouchure de la rivière Maumee, au cœur de la ville de Toledo, lorsque le directeur du zoo local a entrepris de la pourchasser en bateau. C’est 90 km plus loin, à Sandusky, une petite ville sur la rive du lac Érié, qu’il lui a finalement mis la main au collet… ou plutôt un dard tranquillisant au cou.
London espérait voir le retour du lion de mer pour la fête du Canada mais les Américains en décidèrent autrement, trop contents de pouvoir exhiber pendant quelques jours le plus célèbre fugitif de l’heure. L’affaire avait généré assez d’intérêt pour que l’animal attire d’importantes foules à Toledo. L’occasion était trop belle pour se priver d’un coup de publicité et la direction du zoo de la ville et celle du Storybook Gardens prétendirent être en conflit quant à la garde du lion de mer, question de mousser la popularité de Slippery en jouant sur une rivalité canado-américaine. Le mythe de cette dispute persiste toujours aujourd’hui.
C’est peut-être ce qui explique en partie l’accueil triomphal réservé à l’animal à son retour à London le 6 juillet. Plus de 50 000 personnes se sont alors massées, au son des fanfares, le long de la rue Wellington empruntée par le véhicule qui avait Slippery à son bord. L’espiègle lion de mer allait continuer à divertir les visiteurs du Storybook Gardens jusqu’à sa mort à l’hiver 1967.
PHOTO (Crédit : Google Street View, Fred Villaver, sept. 2018) – La statue de Slippery occupe une place discrète aux abords du Storybook Gardens.